Il y a de nombreuses lunes, j’ai lu un ouvrage intitulé How the Irish Saved Civilization. J’y ai appris qu’après l’effondrement de l’Empire romain, voilà près de 1500 ans, les moines et les monastères irlandais se sont employés à conserver des archives, des ouvrages et des récits sur cette civilisation et ses avancées sur tout le continent européen. En deux siècles, l’Europe a sombré dans l’âge des ténèbres, mais les secrets de Rome étaient cachés en lieu sûr en terre irlandaise. Ils ont constitué les assises sur lesquelles la Renaissance s’est construite à partir de la fin du XIVe siècle.
Cette période sombre que fut le Moyen-Âge nous semble aujourd’hui une époque bien lointaine, dont le retour nous paraît impossible. Je ne suis pas de cet avis. L’émergence d’un âge des ténèbres est un phénomène relativement imperceptible. Les politiques adoptées ces six dernières années par le gouvernement conservateur s’inscrivent dans un programme néolibéral voué à supplanter le bien commun par des intérêts privés. À mon sens, il annonce une époque plus sombre encore que celle que nous connaissons aujourd’hui. De plus en plus, le seul critère admis pour juger du bien‑fondé d’une politique est le suivant : « Favorisera-t-elle ou non le développement économique des grandes entreprises? » Si la réponse est positive, la politique en question sera approuvée sans aucune hésitation. Jadis, en des temps plus éclairés, la question déterminante allait plutôt comme suit : « Contribuera-t-elle ou non au bien commun? »
Les temps changent. Dans son livre Retour à l’âge des ténèbres, Jane Jacob relève les signes précurseurs de ce recul dans notre société. Lorsqu’on supprime des services publics, et qu’on prive la population et la collectivité de services, on appauvrit les gens à tous les points de vue. Le débat de fond, bien sûr, concerne la question de savoir si nos impôts sont trop élevés. Selon les pontifes du néolibéralisme, les individus qui paient le plus d’impôt (principalement les riches et les bien nantis) considèrent que les membres les plus pauvres de la société, qui en paient beaucoup moins qu’eux, ne devraient pas « avoir droit » à quantité de services publics. Plus on supprimera de services, croient-ils, et plus l’impôt des riches diminuera.
Une façon de réduire les services publics est de diminuer les effectifs. Les moyens de le faire sont nombreux. L’un d’eux consiste à transformer la vie au travail en enfer, de façon à ce que les gens deviennent plus que disposés à quitter la fonction publique si on leur en donne la moindre chance. La possibilité de rogner les salaires et les avantages sociaux s’impose d’emblée. Car l’une des dispositions les plus importantes dont bénéficient les fonctionnaires dans leurs conventions collectives, c’est le congé de maladie, bien entendu.
Au cours des trente années et des poussières pendant lesquelles j’ai fréquenté la fonction publique de l’intérieur et de l’extérieur, j’ai vu nombre de conventions collectives être négociées avec le fédéral. Depuis l’avènement de l’ère du « contrôle des salaires et des prix », chaque ronde de négociation semble invariablement destinée à réprimer les revendications touchant les hausses de salaire, pour que le gouvernement puisse « contrôler les coûts » et « réduire le déficit ». Voilà comment des améliorations « non pécuniaires » ont été introduites dans les conventions collectives, sous la forme d’avantages sociaux comme le congé de maladie.
Le congé de maladie est une amélioration dite « non pécuniaire » (souvent appelée « assurance »), en ce sens qu’il n’est pas encaissable. On peut accumuler des crédits de congé; moins on s’en sert, et plus notre réserve augmente. Le côté « assurance » de l’affaire, c’est que si on tombe malade, on aura accumulé assez de temps pour se remettre sur pied! Dans l’intérim, le reste de l’équipe comblera habituellement le vide. Bien entendu, si vous prenez un congé de maladie prolongé, la direction devra prendre des mesures pour veiller à maintenir le niveau de service. C’est bien pour cela qu’on la paie, la direction : pour s’occuper des problèmes touchant la prestation des services publics.
Le congé de maladie est un avantage sacré pour les travailleuses et travailleurs de la fonction publique. Il l’est encore davantage lorsqu’on considère que plusieurs dispositions importantes le concernant compensent les hausses de salaire auxquelles les fonctionnaires ont renoncé lors des précédentes rondes de négociation, dans le but d’aider le gouvernement de Sa Majesté à « équilibrer son budget ».
Par conséquent, lorsque le gouvernement Harper, s’il s’y avise, parlera de réduire ou de supprimer le congé de maladie des fonctionnaires, il ne devrait pas s’étonner de voir la majorité d’entre nous foncer tête baissée vers celui ou celle qui aura décoché la première flèche! Voilà peut-être tout ce que ça prendra pour réveiller un dragon qu’on ferait peut-être mieux de laisser tranquille…
Si on ne veille pas au grain, un nouvel âge des ténèbres pourrait s’installer en douce.
En toute solidarité,
Larry Rousseau