DÉCEMBRE 2012
Evert Hoogers, Donald Swartz and Rosemary Warskett*
Pierre Poilièvre, député conservateur fédéral de Nepean-Carleton, a fait couler beaucoup d’encre avec sa campagne visant à changer les règles sur les cotisations syndicales. [Lire sa lettre de novembre 2012 à ses commettants.] L’objet de la hargne de M. Poilièvre est la « formule Rand ». Il s’agit d’une clause de sécurité syndicale que l’on retrouve dans la plupart des conventions collectives et lois sur les relations de travail au Canada. La formule est simple : aucun employé d’un lieu de travail syndiqué n’est tenu d’être membre du syndicat, mais tous doivent verser des cotisations syndicales que l’employeur déduit des chèques de paie et transfère au syndicat.
On doit cette formule à M. le juge Rand de la Cour suprême qui, en 1946, a été appelé à trancher dans une cause opposant la société Ford à ses employés. Le principe qui sous-tend la formule Rand est que tous les employés qui bénéficient des conditions négociées dans la convention collective doivent payer des cotisations. Personne ne peut profiter des dispositions négociées sans rien donner en retour.
En contestant la formule Rand, M. Poilièvre donnait libre cours à son mécontentement envers l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), le plus important syndicat du secteur public fédéral, pour ses activités politiques. Depuis quelques années, le Congrès triennal de l’AFPC affecte des fonds à des campagnes d’action politique et de justice sociale. Lors de chaque élection fédérale, provinciale et territoriale, l’AFPC consacre une partie de cet argent à la publication d’une fiche de rendement des partis, cernant ceux dont les politiques sont conformes aux intérêts de ses membres.
M. Poilièvre a été contrarié par les conclusions des comités d’action politique de l’AFPC‑Québec qui ont jugé que le Parti Québécois et Québec Solidaire sont davantage au diapason avec les membres de l’AFPC que les autres partis du Québec.
En réalité, c’est un autre aspect de la question qui le préoccupait davantage. À son avis, il est injustifié pour l’AFPC, ou n’importe quel syndicat, d’utiliser les cotisations syndicales retenues en vertu de la formule Rand pour faire de l’action politique. Selon lui, ces cotisations ne devraient servir qu’aux enjeux se rapportant au lieu de travail, comme les salaires et les conditions de travail. Comme il l’a dit : « Les travailleurs ont le droit de se syndiquer, mais ils n’en ont pas l’obligation. Par conséquent, la loi ne devrait pas les obliger à verser des cotisations pour des causes qu’ils n’appuient pas. » [notre traduction] (Kathryn May, Ottawa Citizen, le 5 septembre 2012)
La position adoptée par M. Poilièvre comporte de nombreuses problématiques. La plus évidente est celle de la loi. On n’a pas eu recours à la « loi » pour affecter des ressources syndicales à l’action politique, mais plutôt à une décision des congressistes de l’AFPC, démocratiquement élus pour prendre de telles décisions. Autre problématique, sa prétention que les facteurs politiques et économiques extrinsèques au lieu de travail doivent être dissociés de la négociation de questions comme les salaires et les conditions de travail par les syndicats.
La Cour suprême du Canada a elle-même reconnu le lien étroit qui existe entre les exigences du milieu de travail et le climat économique et politique. M. le juge La Forest a déclaré lors d’un jugement de 1990 dans l’affaire Lavigne c. le SEFPO qu’un objectif de la formule Rand est de « faire en sorte que les syndicats aient à la fois les ressources et le mandat nécessaires pour leur permettre d’influer sur le contexte politique, économique et social dans lequel seront négociées des conventions collectives ou se résoudront des conflits de travail ».
Un exemple frappant de ce principe est celui d’un gouvernement qui impose une loi de retour au travail ou qui menace de le faire. Un tel geste a un impact énorme sur la capacité du syndicat à négocier des enjeux se rapportant au milieu de travail. Un large éventail de facteurs politiques ont une incidence sur la capacité du syndicat à négocier de tels enjeux, y compris le degré d’appui des autres syndicats et des mouvements citoyens. Ajoutons à cela les facteurs économiques comme le taux de chômage.
La décision de financer des comités d’action politique démontre que l’AFPC et de nombreux autres syndicats sont conscients qu’ils doivent « influer sur le contexte politique, économique et social » s’ils veulent défendre efficacement les intérêts de leurs membres. Toute nouvelle loi visant à faire échec aux syndicats n’est rien d’autre qu’une mesure les empêchant de bien défendre leurs membres.
Il devient de plus en plus difficile pour les syndicats de protéger les salaires et les conditions de travail de leur membres et d’en recruter de nouveaux. Certains changements économiques leur mettent les bâtons dans les roues. Pensons, par exemple, au nombre croissant d’emplois temporaires et à temps partiel et aux mesures favorisant le déménagement d’entreprises canadiennes outre-frontière. Les gouvernements n’hésitent pas non plus à adopter des lois pour suspendre le droit de négocier et de faire la grève. Les syndicats sont donc obligés d’intensifier leurs efforts pour mieux « influer sur le contexte politique, économique et social ». La plupart des syndicats l’ont bien compris. Ce qui n’est pas clair, c’est le moyen à prendre pour y arriver. Il est à espérer que les points soulevés par M. Poilièvre provoqueront une discussion plus large sur la question.
*Evert Hoogers était autrefois représentant national du STTP. Donald Swartz et Rosemary Warskett ont été professeurs à l’université Carleton pendant de nombreuses années.